Pour beaucoup de personnes, embrasser c’est comme respirer : c'est naturel. On claque la bise sans vraiment réfléchir. On embrasse moelleusement ses enfants comme si cela avait toujours existé. On embrasse notre amoureux pour lui signifier qu’on est intime. On bisouille nos animaux pour leur montrer qu’ils comptent pour nous. On galoche nos partenaires sexuels pour faire monter l’excitation. Pour d’autres, c’est une proximité à l’Autre qui dérange et perturbe.
Les baisers s’étudient et se dissèquent sous toutes les coutures (une science leur est dédiée : la philématologie), leurs bienfaits se discutent mais du point de vue de la sexologue et thérapeute de couple que je suis leur présence ou leur absence, peut peser lourdement dans nos relations aux autres.
Un petit tour chez nos voisins animaux
Chez les chimpanzés, le baiser est une forme de réconciliation. Il est plus fréquent chez les mâles que chez les femelles. Ce n'est pas un comportement romantique. Cette notion de réconciliation est vraie chez les humains aussi, il suffit de regarder les enfants (et les adultes quand ils disent : « Allez, faites la paix : faites-vous un bisou. »)
Chez les bonobos on s'embrasse plus souvent et on y met la langue. Quel que soit leur sexe ou leur statut au sein de leur groupe social, les bonobos s'embrassent pour réduire la tension après une dispute, pour se rassurer les uns les autres, pour développer des liens sociaux et parfois sans raison évidente (pour ceux qui les observent évidemment car je présume que si les bonobos s’embrassent, eux, ils savent pourquoi ils le font).
Ces deux singes sont des exceptions. D'après ce que nous savons, les autres animaux ne s'embrassent pas même s’ils ont des comportements qui ressemblent au baiser. De nombreux mammifères se lèchent le visage, les lamas se frottent le museau l'un contre l'autre, les chevaux se mordillent le cou ou l'épaule, les éléphants enchevêtrent leurs trompes, les oiseaux se touchent le bec et les escargots se caressent les antennes. Dans certains cas, les animaux se toilettent les uns les autres, dans d'autres ils sentent les glandes olfactives qui se trouvent sur le visage ou dans la bouche de leur congénère.
Même ceux qui ont des lèvres ne partagent pas leur salive en s’embrassant à pleine bouche ouverte ; il semblerait que les comportements cités ci-dessus suffisent à leur apporter les réponses attendues (Est-ce que tu me pardonnes ? Est-ce que tu as envie de te reproduire avec moi ? Est-ce que tu me veux du bien ? etc) et que de fait, nous sommes les seuls avec les grands singes à nous embrasser sur les lèvres, et les seuls avec les bonobos à mélanger nos langues.
Ça remonte à quand ?
En fait, personne ne le sait.
Les premières références littéraires du baiser remontent à 1500 ans avant J-C, et se retrouvent en Inde, dans des textes védiques en sanskrit. Il n'existe pas de mot pour « baiser », mais il y a une référence à des amants « qui se mettent bouche à bouche » et à un homme « qui boit l'humidité des lèvres » d'une femme esclave.
Par la suite, les Romains usent et abusent des baisers : « Le plaisir des Romains se trouve dans le baiser sur la peau. Encore mieux que ça, le baiser autour de la bouche. C’est l’échange de souffle qui est recherché. Les Romains n’estiment pas que le comble du plaisir, c’est l’éjaculation. Le comble du délice, à Rome, et pour un Romain, c’est le baiser » (Thierry Eloi)
Les Romains ont défini trois catégories différentes pour les baisers :
Osculum était un baiser sur la joue - Basium était un baiser sur les lèvres (et donnera le nom de baiser au baiser) - Savolium était un baiser profond.
Les armées romaines ont introduit le baiser dans de nombreuses cultures où on ne s’embrassait pas ; plus tard, ce sont les explorateurs européens qui ont perpétré cette diffusion.
Selon l’historien Yannick Carré, au Moyen-Âge « le baiser sur la bouche était une pratique courante entre chevaliers, une preuve d'amitié incontestable. C’était également un grand honneur adressé par un seigneur à son vassal ». En Europe, comme en Perse, le baiser entre hommes marquait surtout une égalité sociale, un baiser entre pairs de même rang. L’infériorité sociale se marquait par un baiser sur la main, voire sur les pieds. Le baiser protocolaire reprend cette notion de fraternité (sociale ou autre).
À partir de la Renaissance, le baiser reprend la tradition antique du baiser sensuel comme marque d’amour entre un homme et une femme.
Combien de baisers possédons-nous à notre registre ?
Beaucoup ! Selon la partie du corps, le message que l’on veut envoyer, le rapport que l’on entretient avec son propre réseau émotionnel, notre capacité à partager et entrer en contact, les circonstances, le lien de proximité, on trouve (entre autres):
Le baiser sur le front, le baiser sur la main, le baiser sandwich lèvre à lèvre (The Single-Lip Kiss), le smack, le baiser gourmand sur la joue, le baiser avec la langue, le baiser aérien (the Air Kiss), le baiser mouillé sans la langue (the Wet Kiss), le baiser vorace (The Biting Kiss), le baiser amoureux, le baiser rituel, le baiser protocolaire, le baiser affectueux, etc…
On s’embrasse comment sur la planète ?
Le baiser esquimau met en contact le nez des deux personnes. Il semble résulter du contexte climatique sur les banquises qui ne permet que de mettre le nez en avant, le reste du visage étant couvert.
Chez les Papous des Iles Trobriand, les amoureux se coupent les cils de l’autre avec les dents. On appelle cela le « Mitataku ».
Le baiser océanique consiste à faire passer sa bouche ouverte sur celle d'un individu, parfois même en l'effleurant. Ce n'est pas une expression sexuelle mais une façon de découvrir l'autre.
En Russie, le baiser peut n’avoir aucune connotation sentimentale mais signifier un lien de fraternité (tels les baisers échangés par les leaders politiques). On lui attribue certains pouvoirs symboliques : lors du repas de noce, le baiser du couple nouvellement consacré a le pouvoir de sucrer ! La coutume veut que si l’assemblée crie « Amer ! » les mariés s’embrassent comme pour adoucir l’alcool.
L’Inde et la Chine sont les pays les moins démonstratifs qui soient sur les baisers. En effet, le sujet y est encore tabou.
Chez les Tonga du Mozambique, on ne s’embrasse pas : le baiser est un acte bestial et dégoûtant.
Une fois constaté les traces laissées par le baiser au travers du temps (le quand), les différentes façons de manifester son affection ou son respect (le comment et le où), reste la question du pourquoi ?
Pourquoi s’embrasse-t’on (ou pas selon sa culture) ?
Selon les hypothèses évolutionnistes, c’est un comportement qui s’est imposé à nous mais qui initialement provient d’un autre comportement (qui a évolué vers le baiser). Selon les hypothèses de l’acquis, c’est un comportement culturel qui se transmet de génération en génération (et conserve la forme que la culture lui donne).
Pour Rafael Wlodarski, spécialiste du comportement, dans certaines cultures, « le comportement de reniflement propre encore à certains animaux a évolué en contact physique avec les lèvres. Il est difficile de déterminer quand cela s'est produit, mais les deux servirait le même but. »
Il a découvert que les femmes ont tendance, davantage que les hommes, à privilégier chez un partenaire l’habileté à embrasser. Et ce, surtout lorsqu'elles évaluent pour la première fois leur partenaire en vue d’une relation. Les femmes ont aussi tendance à considérer le baiser comme un moyen important de montrer de l'affection dans les relations à long terme.
Une autre hypothèse suggère que les mères mâchaient la nourriture et la faisaient passer de leur bouche à la bouche de leur bébé. Après que les bébés ont appris à manger des aliments solides, leur mère les ont peut-être embrassés pour les réconforter ou pour leur montrer de l'affection. « Si les jeunes amoureux qui explorent la bouche de l'autre avec leur langue ressentent le bien-être archaïque que leur procurait l'alimentation orale maternelle, cela peut les aider à accroître leur confiance mutuelle et, par conséquent, leur relation de couple » écrit Desmond Morris dans son livre sur le comportement humain, La clé des gestes - 1977. Mais la question qui arrive derrière est celle qui consiste à se demander pourquoi dans certaines cultures alors même que les mères nourrissaient leur bébé de la même façon, le baiser n’est apparu qu’avec les contacts (ou invasions) de l’Occident ?
Une autre encore suggère que les femmes utilisent l'odeur quand elles embrassent pour obtenir certaines informations sur le système immunitaire de leur futur partenaire (et éventuellement envisager de procréer avec lui). Le baiser comme enquêteur privé pour s’informer sur l’autre ? Pour évaluer la qualité d'un potentiel partenaire via les substances biologiques qui sont échangées ? C’est une hypothèse que partagent beaucoup d’anthropologues puisque dans 1 ml de salive se transmettent 100 millions de bactéries promptes à nous fournir beaucoup de renseignements !
Hypothèse qu'Helen Fischer confirme en assurant que le baiser est une mine d’informations sur l’autre car en s'embrassant « on peut avoir une idée sur la santé bucco-dentaire de la personne, ce qu’elle a mangé, bu, fumé, et ce sont tous ces indices que nous utilisons pour évaluer un individu avant d’envisager d’avoir des relations sexuelles avec ».
Elle distingue trois systèmes cérébraux primaires utilisés pour l'accouplement et la reproduction. L'un est la pulsion sexuelle, qui est principalement liée à la testostérone. Le second est l'amour romantique ou passionné qui motive les gens à se concentrer sur un partenaire. Et le troisième est l'attachement, qui aide les couples à rester ensemble, au moins assez longtemps pour élever un enfant.
Elle pense que le baiser active différentes molécules chimiques (hormones, neurotransmetteurs) qui stimulent ces différentes régions du cerveau.
Si pour certains le baiser est une affaire de biochimie, de neurotransmetteurs et d'évolution, pour d’autres cela a tout à voir avec la transmission culturelle, « Il s'agit bien d'un geste culturel, car il est totalement inconnu dans une très grande partie des sociétés traditionnelles. Evidemment, maintenant on s'embrasse sur la bouche dans toutes les sociétés du monde, depuis la généralisation de la télévision et d'Internet. Mais auparavant, c'était quelque chose d’incompréhensible et d’incongru dans beaucoup de cultures», observe le généticien André Langaney.
Au-delà de vouloir évaluer la qualité de ses gènes, de fournir une « colle » sociale aux membres d’une espèce, on s’embrasse aussi pour marquer : son respect, son affection, son désir, sa soumission, sa dévotion, son excitation, son envie de posséder l’autre, son amour, sa sensibilité, sa fragilité, sa vulnérabilité, son empathie, sa compassion, etc…
Il est fort probable comme le souligne la philosophe serbe Zorica Tomić concernant la place que le baiser occupe en public en ce début de XXIe siècle, que « la culture contemporaine, soumise au principe de transparence, a fait voler en éclats la magie du baiser, et l’a dépouillé de tout esprit d’aventure en le réduisant à ses composantes physiologiques, biochimiques, hygiéniques, médicales, psychologiques, anthropologiques et culturelles ».
Néanmoins, j’ose croire que beaucoup de personnes ressentent encore les effets magiques d’un baiser qui soigne quand on a mal, qui console quand on est triste, qui nous apaise, qui nous rend désirables, qui nous excite, qui nous sécurise… Autant de pouvoirs dans un seul contact : n’est-ce pas cela la magie d’un baiser ?
Le baiser intime et érotique
Le baiser est-il indispensable aux relations sexuelles ?
Non. D’ailleurs dans les années 70 l’anthropologue Donald Marshall a décrit les habitants de l'île de Mangaia, dans le Pacifique, comme étant la culture la plus sexuellement active jamais enregistrée sans qu’il n’y ait un seul baiser échangé… avant l'arrivée des Européens.
William R. Jankowiak, Shelly L. Volsche et Justin R. Garcia ont publié une étude qui a fait du bruit : si le baiser sur la bouche est devenu une pratique courante dans la majorité des sociétés, moins de la moitié de la population mondiale s'embrasserait de façon romantique !
Parmi les 168 cultures étudiées au cours de l'année 2014, 77 d'entre elles (soit 46%) pratiqueraient le baiser romantique (défini comme un contact lèvre à lèvre qui peut être prolongé ou non). 91 ne le pratiquent pas du tout. Les chercheurs ont donc défini que le baiser sur la bouche ne faisait pas parti du langage universel.
Si 54% des êtres humains ne s’embrassent pas lorsqu’ils sont en couple, amoureux ou lors de leurs relations sexuelles, force est de constater que le baiser n’est pas indispensable à la sexualité (car on peut raisonnablement postuler que les 91 cultures qui ne pratiquent pas le baiser romantique ont malgré tout une vie sexuelle).
Mais dans nos sociétés occidentales, il se peut que les choses soient tout de même quelque peu différentes…
Une étude réalisée en 2007 par l'Université d'Albany auprès de plus de 1 000 étudiant(e)s a révélé que non seulement les femmes accordent plus d'importance au baiser, mais que la plupart d'entre elles ne désirent pas avoir de relations sexuelles sans baiser préalable. Elles ont plus tendance que les hommes à insister pour s'embrasser avant une relation sexuelle et plus tendance à souligner l'importance d'embrasser pendant et après une relation sexuelle. En comparaison, les hommes ont répondu qu'ils seraient heureux d'avoir des relations sexuelles même sans s'embrasser. Pourtant, quand ils embrassent les hommes ont plus tendance que les femmes à préférer embrasser la bouche ouverte et avec la langue (sachant que la salive contient de la testostérone, l’anthropologue Helen Fischer présume que cette préférence masculine pour le baiser avec la langue correspond à un désir inconscient de transférer de la testostérone pour déclencher la pulsion sexuelle chez la femme).
Alors, le baiser romantique est-il indispensable à la qualité de la relation sexuelle ?
Même si le toucher occupe une place prépondérante dans l’excitation sexuelle, le baiser (qui est également un toucher avec la bouche) n’est pas en reste pour embraser la libido ou pour tout simplement lui permettre de rester active au sein du couple.
Tout comme les 54% de cultures au sein desquelles on ne s’embrasse pas en couple, les couples qui me disent ne plus jamais s’embrasser continuent d’avoir des relations sexuelles. À cette nuance près, qu’ils sont unanimes pour dire qu’au tout début de leur relation, ils s’embrassaient ! Ce qui concorde avec l’étude de l’Université d’Albany précitée : la sexualité implique (au moins au début) de pouvoir s’embrasser. Une étude réalisée en 2014 par Rafael Wlodaski a révélé que bien embrasser peut rendre certaines personnes plus attirantes pour les relations à court terme. Attirance et libido sont, on le sait, fortement corrélées.
Gordon Gallup, psychologue américain de l'Université d'Albany avance que dans les relations à long terme, la fréquence des baisers est un bon baromètre de la santé et du bien-être du lien amoureux.
Je ne serais pas aussi catégorique que lui mais lorsque les baisers désertent la relation érotico-sexuelle, les couples qui viennent me voir dénoncent un affaiblissement du désir, de l’excitation et de la satisfaction. Donc on peut raisonnablement penser que s’embrasser impacte la qualité des relations sexuelles d’un couple pour le moins.
C’est également ce que confirment les données que j’ai recueillies auprès de mes patients via un système de modélisation des données spécifiquement créé pour « objectiver » leur récit : les réponses à la question « Concernant la façon dont nous nous embrassons quand on fait l'amour » sont systématiquement corrélées avec celles de la question « Concernant la qualité de nos rapports sexuels » dans un sens ou dans l’autre. Plus la satisfaction est haute concernant la façon dont on s’embrasse quand on fait l’amour plus la qualité des rapports sexuels est perçue comme importante, et inversement.
Le langage du baiser dans le couple
Dans notre culture occidentale, le baiser est un langage à part entière. Il dit des choses que le langage verbal ne peut pas dire ou ne suffit pas à dire. Il complète un langage corporel. Il nous permet d’entrer dans un mode de communication unique.
La question pertinente serait donc de se demander si les baisers apportent quelque chose aux relations sexuelles, et plus largement aux relations amoureuses ?
Et la réponse, de mon point de vue, est clairement affirmative compte tenu de la société et de la culture dans lesquelles j’évolue.
Dans leur fameuse étude, William R. Jankowiak, Shelly L. Volsche et Justin R. Garcia notent que plus la culture est complexe socialement, plus la fréquence du baiser sur la bouche est élevée. Est-ce que nos sociétés dites complexes sont des sociétés où les liens entre individus sont plus distanciés ? Est-ce que le baiser sert alors à se rapprocher, à dire sa vulnérabilité face à la solitude ? Peut-être en effet que plus une société se complexifie plus son langage nécessite des alternatives en termes de communication, des moyens autres pour se sentir soutenu et entouré…
Le couple est une cellule qui au cours des siècles s’est isolée du reste de la famille. Avant, parents, grands-parents, et enfants vivaient sous le même toit ou dans le même village. Le couple était rarement seuls - excepté dans la chambre à coucher (et encore !) - et jamais isolé. Avec l’ère industrielle et les opportunités d’emplois situées parfois très loin de leur ville ou de leur village, les couples qui se sont formés étaient souvent seuls bien loin de leur famille respective. C’est encore plus vrai aujourd’hui et de là à penser que le baiser tend à solidifier cette petite cellule isolée, il n’y a qu’un pas que je franchis aisément.
A peu près tous les couples que je rencontre me confirment qu’au début de leur relation, les baisers étaient présents. Avec ou sans la langue, ils s’embrassaient. Si le baiser sur la bouche résiste tant bien que mal - et parfois plutôt bien - celui qui s’éteint, c’est le baiser érotique, lèvres entre-ouvertes et mouillées. Le baiser avec la langue lui ne fait pas long feu. Passés les premiers émois, il disparait purement et simplement ! La question, quand je la pose, semble parfois incongrue « Se rouler des pelles ? Ça fait bien longtemps qu’on ne le fait plus ! ». Il semblerait qu’un tel baiser ne soit pas adapté au couple qui se solidifie, qui s’ancre dans la permanence et dans la sécurité. Je me demande ce que donnerait une étude comparant les baisers des couples officiels à ceux des couples officieux… M’est d’avis que chez ces derniers, la fréquence en terme de baisers érotiques (avec la langue) serait nettement plus élevée.
Ce baiser ne contient aucune ambiguïté contrairement à d’autres qui peuvent délivrer un double message selon la pression des lèvres, l’endroit où elles se posent, leur humidité, l’ouverture de la bouche, etc… C’est un baiser érotique et sexuel. Il signifie l’état d’excitation que provoque le partenaire et l’invite clairement à partager cette excitation. Avec ce baiser, on se touche, on se goûte et on se sent. Autant dire que cette découverte intime de l’Autre est déterminante pour la suite, c’est à dire l’envie de partager plus que de la salive.
On sait que le goût de l’Autre ainsi que son odeur sont des indices qui vont enflammer ou éteindre notre excitation. Est-ce cela que les couples « établis » veulent éviter ? Dans un sens comme dans l’autre ? Laisser le moins de place possible à l’excitation sexuelle, variable et inconstante par nature afin qu’elle n’interfère pas avec la stabilité du couple ? C’est une hypothèse forte quand on sait que l’excitation sexuelle (et non la sexualité) suit à peu près la même courbe descendante que le baiser érotique chez les couples qui viennent me voir.
Ce baiser, canaille, ne trouve plus sa place dans le territoire érotique du couple. Comme s’il symbolisait l’incertitude et la fragilité du couple naissant. Une fois ce dernier solidifié, le baiser érotique n’a plus de raison d’être et son message « Je veux te conquérir ! » s’évapore. Il n’est plus besoin de « boire l’humidité des lèvres » de l’autre (comme dans les textes védiques), plus besoin de le goûter non plus. En terrain conquis, nul besoin de séduire l’autre.
Il laisse souvent place à un baiser plus chaste, plus sec : le baiser sur la bouche… fermée. Celui-là est censé signifier « Nous sommes intimes » « Nous sommes un couple ». Mais la force de ce sens est temporaire car très vite, on se rend compte que de tels baisers ne sont pas exclusivement réservés au couple. Le « smack » comme il est appelé chez nous, contient un degré très faible d’érotisme dans un couple établi. Il signe l’affection, la proximité, le lien mais pas la charge érotique. Quand on sait que « smack » en anglais veut dire « frapper, heurter » on comprend mieux le sens : se claquer une bise sur la bouche.
Chez les couples en panne de désir sexuel, il reste souvent présent mais personne ne s’y trompe, il n’a aucune connotation sexuelle.
À noter qu’il peut aisément changer de sens dès lors que les lèvres s’entrouvrent et qu’elles s’humidifient, qu’elles ne se touchent plus mais qu’elles se caressent…
Restent les couples où il disparait également. Quand on en discute et que je leur demande s’ils s’embrassent, ils sont souvent surpris de constater que non, ils ne s’embrassent - même - plus. C’est comme s’ils ne s’en étaient même pas rendus compte, pour au moins un des deux. Ce constat est souvent triste, rarement indifférent. Les baisers leur manquent quand ils y réfléchissent. Ils ne les ont pas vu disparaître. Ils constatent juste qu’ils ne s’embrassent plus. Est-ce que le désir érotique a survécu à cette perte ? Non.
Quand les baisers disparaissent, c’est une forme de langage qui disparait. Un langage qui dit je t’aime bien souvent. Certaines fois, cette absence est compensée par une présence sécurisante très forte (comme ces adultes qui se souviennent de parents peu tactiles mais dont la force de l’amour n’a jamais été mise en doute) mais ce n’est pas toujours le cas. Bien souvent l’absence de baisers se couple à une absence de toucher et les personnes qui le vivent sentent bien qu’elles sont amputées d’une forme très particulière de relation à l’Autre. Un handicap qui peut se révéler très problématique selon les attentes de leur entourage. Ces personnes seront vues comme distantes ou non sensibles alors même que c’est peut-être un excès de sensibilité qui les coupe d’une proximité par la bouche jugée trop menaçante. Ne dit-on pas « se dévorer » de baiser ?
Si embrasser n’est pas votre truc, vous devriez prêter attention à l’étude que la chercheuse américaine Wendy Hill, professeur de neurosciences au Lafayette College en Pennsylvanie, a mené en 2009 : il s’agissait de savoir si le baiser constituait un réducteur de stress ainsi qu’un renforcement du lien chez les personnes qui s’embrassaient.
Elle a donc constitué deux groupes auprès de 15 couples hétérosexuels âgé de 18 à 24 ans : un groupe où on s’embrassait pendant 15 minutes et un groupe où ne faisait que s’assoir, se tenir par la main et discuter. Elle a prélevé du sang et de la salive chez chacun des membres des deux groupes avant et après l’expérience afin de mesurer le taux de cortisol (hormone impliquée dans le stress) et le taux d’ocytocine (hormone impliquée dans l’attachement et associée à une forme de bien-être).
Conclusions : le taux de cortisol a baissé chez les couples qui s’embrassaient mais il également baissé chez les couples qui se tenaient par la main et discutaient. Donc en termes de bienfaits sur le stress, on ne note pas de différence entre un contact physique intime et un baiser.
Qu’en est-il en termes d’attachement ?
On constate que le taux d'ocytocine a augmenté chez les hommes après qu’ils ont embrassé ou simplement tenu la main (en lui parlant) de leur partenaire. En revanche le taux d’ocytocine chez les femmes a diminué. L’hypothèse avancée pour expliquer cette diminution est que les femmes sont plus sensibles à l’atmosphère ambiante (ici un centre médical) que les hommes.
Quoiqu’il en soit il semble pertinent, si vous n’embrassez pas votre partenaire, de lui consacrer du temps, de vous assoir à ses côtés et de lui prendre la main en discutant… Même si je vous encourage grandement à partir à la découverte de ce merveilleux langage qu’est le baiser et à « jouer avec le feu » comme le chante Charles Aznavour : ses bienfaits sont infinis…
- William R. Jankowiak, Shelly L. Volsche et Justin R. Garcia-https://anthrosource.onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1111/aman.12286
- Thierry Eloi http://www.nouvelobs.com/rue89/rue89-rue69/20160707.RUE7268/pourquoi-les-statues-ont-de-petits-sexes.html
- Wendy Hill : “Affairs of the Lips: Why We Kiss”-https://psychology.lafayette.edu/wp-content/uploads/sites/74/2010/03/Newsltr_2008.pdf
- Yannick Carré, Thèse de doctorat en Histoire « Le baiser sur la bouche au Moyen age : histoire, pratiques et symbolique du baiser, du XIe au XVe siècle, à travers les documents écrits et l'iconographie »
- Susan M. Hughes, Marissa A. Harrison, et Gordon G. Gallup, Jr. - https://www.albany.edu/campusnews/releases_401.htm
- Charles Aznavour « Quand tu m’embrasses »
[ Post-Scriptum : Si vous souhaitez utiliser une partie ou l’ensemble de cet article, vous me voyez flattée de votre intérêt. En revanche, je compte sur votre élégance et votre honnêteté intellectuelle pour citer vos sources dans votre article 😉 ]
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